J'ai parlé dans un précédent article de mon départ d'Egypte en 1951 et de la dernière vision que j'ai eu depuis l'immeuble où j'habitais sur la ville. Ci dessous , voici ce que l'on voyait du 13e étage de l'immeuble Immobilia où nous vivions. Pour ceux qui ont été en Egypte, il se trouvait non loin du musée du Caire passage obligé de tous les touristes. Une des grandes artères de la ville passait au bas de cette façade, la rue Qasr Al Nil (Palais du Nil, en arabe) , menant au pont du même nom. Lors de funérailles officielles, le cortège passait sous nos fenêtres et l'on pouvait entendre très distinctement les pleureuses suivant le cortège!
Le pont a été le lieu de passage également des révoltes récentes de 2011
Le pont Qasr al-Nil a été construit à partir de 1931 à l'emplacement d'un ouvrage plus ancien, le pont al-Gezira, édifié en 1872. De cette imposante structure, inspirée des canons architecturaux européens, ne subsistent que deux lions monumentaux en bronze, œuvres du sculpteur français Henri-Alfred Jacquemart (auteur de plusieurs statues en Égypte).
L'essor du trafic automobile détermine les autorités à remplacer l'ancien pont par un édifice plus moderne, en acier. Un concours est lancé et c'est finalement le projet du cabinet d'architectes britannique Dorman, Long & Co. Limited qui remporte le contrat. La première pierre du nouveau pont est posée au cours d'une cérémonie solennelle le 4 février 1931 par le roi Fouad Ier en personne. Après deux ans de travaux nécessaires à l'achèvement du pont, le souverain préside à la cérémonie d'inauguration de l'ouvrage le 6 juin 1933. Le pont est baptisé « pont khedive Ismaïl », du nom du père du roi Fouad, Ismaïl Pacha. Il sera débaptisé au moment de la révolution égyptienne de 1952, prenant le nom de « Qasr al-Nil » (Palais du Nil, en arabe), d'après un célèbre palais qui s'élevait alors non loin de là (à l'emplacement de l'actuel hôtel Nile Hilton). Cela dit la dénomination officielle était déjà en usage bien avant 1952.
En partant sur la ligne d'horizon à droite on aperçoit un minaret puis un peu plus loin la grande pyramide de Khéops de230 m de côté et 137 m de hauteur (ou encore initialement 440 de côté et 280 de hauteur en coudées royales égyptiennes).
Cette photo a été prise début Juillet 1952 quelques jours avant le départ définitif de mes parents, pour la France. Quelques jours plus tard, le 22 Juillet la révolution Egyptienne éclatait avec la destitution du roi Farouk et la prise de pouvoir du général Naguib el-Hilali. Devant la révolte, le roi Farouk quitte le pays à bord de son yacht personnel, le Mahroussa. C'est son fils Fouad, âgé de six mois qui prend sa succession. Au petit matin, un Conseil révolutionnaire est institué. Le général Naguib en était le président, mais l'essentiel du pouvoir se trouvait entre les mains de Nasser.
Si l'évènement se déroula dans le calme, le début de cette année fut marqué par des évenements sanglants le 26 Janvier 1952.
Ces troubles trouvent leur origine une fois de plus dans les rapports Britannico Egyptiens à propos du Canal de Suez. On trouvera ici un excellent article sur la genése des troubles dont l'origine est bien antérieure à leur survenance. J'en extrait les lignes qui suivent.
...Face à la résolution des Britanniques, le gouvernement égyptien donne l’impression de ne pas dominer la situation : il apparaît qu’au-delà de son coup de théâtre, il n’a rien préparé et se retrouve débordé par les réactions des nationalistes, contraint, à la fois, de suivre ces derniers pour ne pas perdre le reste de sa crédibilité et obligé de les freiner pour ne pas voir la situation se dégrader. Il institue ainsi des mesures de soutien financier au profit des personnes engagées dans la lutte contre les Britanniques; il offre de« fournir du travail à tous ceux qui quitteraient leur emploi auprès des forces britanniques, à un niveau de salaire équivalent à celui reçu chez les Britanniques » mais, incapable de tenir ses promesses, il prend des dispositions pour empêcher tout retour dans la zone du canal de façon à ne pas laisser croire à un affaiblissement des Egyptiens dans leur lutte nationale. Il donne son appui à un projet de loi visant à interdire toute collaboration avec les Britanniques, sous peine d’amende, voire d’emprisonnement. Il rappelle son ambassadeur en poste à Londres au moment de la démolition des maisons de Kafr - Abdû, en décembre 1951.
A la stupeur des Anglais, il avalise indirectement la provocation des nationalistes qui mettent à prix la tête du lieutenant général Erskine dans la mesure où il n’interdit ni la vente, ni la circulation du numéro d’al-Gumhûr incriminé. Le gouvernement wafdiste ne manque pas non plus d’exploiter les frustrations comme dans cette annonce de la transformation en jardin public de l’éminemment symbolique Gezira Sporting Club. En même temps, il cherche à reprendre le contrôle des « escadrons de la libération » en plaçant l’organisation et l’entraînement de ces groupuscules sous la responsabilité d’un ministre d’Etat. Il se soucie également, en sous-main, de maintenir le contact avec le premier partenaire économique de l’Egypte, en renouvelant des commandes de matériel auprès d’entreprises britanniques et en acquittant les factures dans les délais. Il envoie même au début du mois de janvier 1952 un émissaire rappeler au gouvernement britannique combien le maintien des échanges avec la Grande-Bretagne est essentiel pour la survie du pays. Il se garde bien également d’envoyer l’armée contre les Britanniques.
Outre la faiblesse des forces armées égyptiennes en comparaison du potentiel militaire britannique, les dirigeants mesurent les risques de détérioration de la situation qu'une intervention militaire ferait courir à l'Egypte et à son gouvernement. Il n'est pas question de pousser la querelle jusqu’à de telles extrémités. Cependant, force est de constater qu’aucune mesure n’est prise pour rétablir l’autorité gouvernementale sur les unités de police auxiliaire, pourtant identifiées par les Britanniques comme la source principale des violences dans la zone du canal. Des menaces à peine voilées, issues des plus hautes instances étatiques semble-t-il, sont aussi transmises aux autorités militaires britanniques. Le jeu trop ambiguë du gouvernement égyptien détermine les responsables britanniques à adresser un message clair à leurs homologues égyptiens, aux terroristes, mais aussi à leurs propres soldats, éprouvés par la tension dans laquelle ils vivent depuis plusieurs mois.L’opération contre les buluk nizâm est prévue pour le 25 janvier 1952, à Ismaïlia, qui a été identifiée, depuis le regain de violence dans la zone du canal, comme le point d’appui de la résistance.
À 6 heures du matin le 25 janvier, les forces britanniques, placées sous le commandement du général Erskine, encerclent le poste de police et le « bureau sanitaire », dont les bâtiments ont provisoirement été attribués auxbuluk nizâm. Un ultimatum est simultanément envoyé au Sous-gouverneur d'Ismaïlia et au général commandant la police, les informant que cette opération vise à désarmer la police auxiliaire et à l'évacuer hors de la zone du canal ; la police régulière sera, quant à elle, autorisée à reprendre ultérieurement ses fonctions dans la ville. Tous les hommes présents dans l'un et l'autre immeubles sont sommés d'en sortir pour permettre aux Britanniques d'accomplir leur tâche ; s'ils n'obtempèrent pas, les Britanniques se verront contraints d'employer la force. Le général, seul, fait parvenir une réponse : la police auxiliaire et régulière résistera conformément aux ordres du gouvernement égyptien. Après avoir cherché à parlementer avec les officiers présents sur place, les Britanniques donnent l'assaut. A la fin de la matinée, 41 morts et 68 blessés sont à déplorer dans les rangs des policiers. Véritable traumatisme pour les Egyptiens, les morts du 25 janvier 1952 deviennent des héros de l'histoire nationale.
Le lendemain, en réponse à ce massacre, la capitale égyptienne est incendiée. Le Caire est, depuis plusieurs jours déjà, en effervescence : le 14 janvier, le convoi funèbre d'un étudiant tombé dans la zone du canal au cours d'un accrochage avec les forces britanniques a été longuement salué par la foule; le 20 janvier, des étudiants armés ont manifesté à travers les rues de la ville. Dans cette ambiance tendue, les discours du ministre de l'Intérieur ne sont pas de nature à apaiser les esprits : « Les choses sont allées au-delà du point où les protestations sont possibles », explique-t-il après les opérations de ratissage du quartier du cimetière d'Ismaïlia le 21 janvier.
« L'action britannique à Ismaïlia excède ce que l'esprit humain peut concevoir. Les femmes sont à moitié dévêtues dans la rue et emportées dans des camps où leur sort demeure inconnu. Les mosquées sont profanées, comme les cimetières ; un bon nombre d'Egyptiens sont tués ou blessés et crucifiés sur des arbres ».
Une brochure illustrée, intitulée Les atrocités britanniques dans la zone du canal, distribuée par la poste depuis le 22 janvier ne contribue pas moins à exciter la population. L'annonce du massacre d'Ismaïlia, dans ce contexte, déchaîne la violence.
La matinée du 26 janvier débute par la manifestation des buluk nizâm cairotes non loin du palais royal. Les étudiants viennent rapidement se mêler au cortège dont l'atmosphère est déjà électrique. Mouvement de la colère populaire ou, plus vraisemblablement, action de quelques gangs organisés, imités, probablement, plus tard, par de petits groupes surexcités et des pillards, plus de 250 foyers sont allumés à travers la ville à partir de midi. Plusieurs heures durant, le centre européen du Caire est la proie des flammes. La police, en ne cherchant pas à arrêter les meneurs ou à calmer la foule, contribue indirectement à amplifier le désastre.
Les bâtiments britanniques sont les premiers visés : le Turf Club ou leShepheards Hotel, des établissements bancaires comme la Barclay's Bank ou commerciaux, comme W.H. Smith and Sons ou l'agence de voyage Thomas Cook and Son Ltd sont entièrement brûlés. « Même une liste complète de ces entreprises ne donnerait pas une image complète des pertes subies par le commerce britannique » indique le rapport de la Chancellerie de l'ambassade britannique quatre jours après le désastre, ajoutant « bien des établissements non-britanniques qui ont été détruits, étaient des concessionnaires de biens britanniques ou en faisaient le commerce ».
Mais les incendiaires ne s’en prennent pas seulement aux installations britanniques : les cinémas, les clubs, les bars, les magasins fréquentés par la classe dirigeante, les établissements de luxe ou ceux offrant des « distractions ‘occidentales’ » sont également attaqués.
L’intervention de l’armée en fin d’après-midi, après que « la foule s'est assemblée devant le palais, criant ‘Guerre aux Britanniques’ ou ‘Révolution’ », précisent ultérieurement les Britanniques, permet de ramener le calme dans la capitale dévastée. Peu avant minuit, la loi martiale est proclamée. Au terme de la journée, le bilan humain et matériel est lourd : on dénombre une trentaine de morts et environ cinq cents blessés ; plus de sept cents bâtiments ont été brûlés, en partie ou en totalité.
Vue du coté de mes parents, les évènements auraient pu avoir des conséquences dramatiques et ils n'eurent la vie sauve que par le fait du hasard. En effet en bas de l'immeuble se trouvait son grand garage où se trouvait plus de 300 véhicules. Les manifestants s'y sont introduits pour y mettre le feu. Le gardien de l'immeuble eut l'idée d'aller voir les manifestants et de dire aux meneurs qu'une congrégation musulmane priait au premier étage et qu'en faisant sauter l'immeuble ils commettraient un crime contre le seigneur! Ceux-ci avaient déjà mis le feu au magasin de luxe, "le Salon vert", situé au rez de chaussée. Ils s'empressèrent de l'éteindre et d'aller vers un autre endroit! Les habitants de l'immeuble s'étaient réfugiés au 14e étage ne pouvant quitter l'immeuble dont les escaliers étaient envahis par le fumée et les ascenseurs hors d'usage.
La cible des manifestants ne s'est pas limitée aux seuls Britanniques, mais s'est également étendus aux possessions juives et chrétiennes ce que ne dit pas l'article.
La décision irrévocable de mes parents de quitter le pays fut la conséquence de cette journée, malgré les pressions des personnalités liées au pouvoir, souvent patients de mon père, pour le retenir en Egypte pour continuer à assurer la direction du service de cardiologie de l'Hôpital Français.
A l'un des ministres assurant à mes parents des mesures de sécurité en cas de nouveaux troubles ma mère qui parlait parfaitement l'arabe, rappela à celui ci un proverbe arabe:
Qu'on peut traduire par "un jour a le gout du miel, le suivant de l'oignon"! Elle ne savait pas si bien dire, il fut mis en prison par le nouveau pouvoir, en Juillet puis en résidence surveillée, jusqu'à son expulsion définitive en 1956 au moment des nouveaux évenements de Suez!
Mes parents arrivèrent à Marseilles le 7 Juillet, 15 jours avant la destitution du roi et l'arrivée au pouvoir du nouveau régime! Il était temps!